LE DOGME DE LA SUPÉRIORITÉ DE L’HOMME SUR L’ANIMAL
L’idée que l’homme est supérieur à l’animal est devenue une vérité universelle et un dogme profondément ancré dans la psyché collective au point que personne ne songe à la contester ou la remettre en cause. L’anthropocentrisme fait aujourd’hui partie de ces lieux communs les mieux partagés, un argument ad hominen et une pétition de principe aussi bien dans les techniques argumentaires, dans les discussions philosophiques et dans les débats publics. Il faut rappeler que l’anthropocentrisme est d’abord une idéologie forgée par les religions avant d’être adoptée et reprise par les rationalistes et les évolutionnistes des temps modernes, cartésianisme, leibnizianisme, philosophes du siècle des Lumières, kantisme, hégélianisme, darwinisme, spencérisme social. L’influence de l’anthropocentrisme a considérablement entravé toute discussion sur le statut de l’humain au sein de l’univers et de sa place parmi les autres espèces vivantes.
Aujourd’hui, à l’heure du bilan catastrophique provoqué par la présence anthropique sur la surface de la terre (explosion démographique, guerres, capitalisme mortifère, pollutions, lutte pour l’existence, compétition, destruction de l’environnement, disparition d’un pan entier d’espèces animales et végétales, massacre planétaire des animaux, gaspillage des ressources naturelles, fétichisme de la marchandise, aliénation universelle, abrutissement des masses, etc), il est urgent de jeter un regard objectif sur un être présenté comme une belle merveille de la nature alors qu’il s’est révélé comme un être cauchemardesque et une véritable anomalie de la nature. Le temps est venu pour réécrire une nouvelle page d’histoire du genre humain à l’abri des lunettes déformantes de l’anthropocentrisme, du parti pris idéologique et politique de l’humanisme ambiant, des clichés et des stéréotypes véhiculés par les curés et les prêtres de l’idéologie capitaliste dominante(philosophes, scientifiques, biologistes, paléontologues, etc). Il est temps de déboulonner la statue de ce dieu vivant qu’est l’homme pour en finir une fois pour toutes avec la légende de l’homo sapien et le mythe de la supériorité de l’humain sur l’animal. il est urgent de remettre l’homme à sa vraie place en faisant entendre un autre son de cloche et une autre voix discordante et en criant haut et fort : assez d’anthropolâtrie pour un être connu pour sa fourbe, son intrépidité et sa cruauté. Les adeptes de l’anthropocentrisme et de l’évolutionnisme, ceux qui se sont un peu vite prosternés devant cette soi-disant merveille de la nature, vont sûrement s’en offusquer et crier au scandale, à la haine et à la misanthropie, mais ces crédules d’un autre âge feraient mieux de se raviser et de mettre le nez dehors pendant cinq minutes pour voir comment les êtres humains se comportent et réagissent face à certains événements avant de se rendre compte par eux-mêmes de la farce et de l’imposture de la légende de l’homo sapien et de l’odyssée de l’espèce. En effet, le phénomène de massification des sociétés actuelles témoigne du décalage entre la fable de l’homo sapien et la réalité vécue et observée, car nous avons affaire en l’espèce non pas à des hommes qui pensent quand ils parlent mais à des individus émotifs mus par l’instinct, des manipulés et des décérébrés qui attendent impatiemment les ordres de leurs meneurs et qui obéissent à l’œil et au doigt en se laissant mener par le bout du nez soit pour faire des guerres soit pour l’enregimentation dans des camps de concentration spécialement aménagés pour l’exploitation de leur force de travail et de l’extorsion de la plus-value, sans se douter un seul instant qu’ils sont victimes d’une manipulation psychique et mentale. Nous avons peine à croire que ce sont des êtres humains qui se laissent conduire sur les champs de bataille comme on conduit les animaux aux abattoirs, pour tuer et se faire tuer sans broncher que leur corps servira de chair à canon. Pendant les rares périodes de « paix », nous avons peine à croire que ce sont des êtres humains qui deviennent des machines à produire et à consommer et qui se transforment en robots télécommandés à distance, embrigadés et enrégimentés pour exécuter leur vie durant des travaux abrutissants, routiniers et monotones en bousillant leur santé et en se sacrifiant sur l’autel des profits et pour l’enrichissement d’une poignée de prédateurs et de rapaces capitalistes.
LES DEUX « ARGUMENTS CHOCS » DE L’ANTHROPOCENTRISME
Pour affirmer la supériorité de l’homme à l’animal, les anthropocentristes sortent de leur chapeau deux « arguments chocs » à savoir (1) l’homme parle, l’animal pas ; (2) l’homme pense, l’animal pas. Prenons d’abord le premier critère distinctif, la parole, et posons-nous une question préalable destinée à clarifier les termes du débat : la parole de l’homme est-elle réellement le signe extérieur et la matérialisation par les mots et les sons d’une entité préexistante, la pensée? Il n’en est rien comme nous aurons l’occasion de le démontrer. Pour mieux comprendre ce que parler veut dire, il faut absolument larguer toutes les prénotions et tous les clichés et stéréotypes répandus par la linguistique générale notamment la linguistique saussurienne qui distingue entre langage et langue, laquelle est définie comme un système de signes exprimant des idées et l’acte de la parole comme un système des signifiants et des signifiés, de la substance et de la forme. En partant de la distinction saussurienne entre langage et langue, on peut affirmer que l’animal n’a pas de langue mais seulement un langage par lequel il communique avec ses congénères. Ce qui n’est nullement le cas de la langue qui est une création spécifiquement humaine, dotée de structures artificielles et conventionnelles et de règles grammaticales et lexicales dûment codifiées et agréées par des autorités établies. Créer une langue n’est pas à la portée de n’importe qui, une langue est d’abord affaire de groupes et de classes qui ont intérêt à se doter d’un support de communication spécifique destiné non pas à échanger des idées et des pensées mais à communiquer et à transmettre des ordres aux classes dominées. La fonction de la langue n’est donc pas de communiquer et d’échanger des messages comme le langage chez les animaux mais d’utiliser des mots et des images à des fins de manipulation mentale et psychique des hommes. La parole écrite ou parlée, les mots et les images servent d’abord et avant tout un pouvoir établi qui a besoin d’un moyen assez commode et sûr pour que les ordres donnés soient bien compris par leurs destinataires en vue de leur exécution en bonne et due forme. La codification des langues est une technique conçue pour donner plus de clarté et de précisions et plus de clarté aux ordres venant du haut de la hiérarchie sociale.
Les hommes ne sont pas tous égaux devant la parole et si tout le monde peut effectivement parler, n’importe qui ne peut pas dire n’importe quoi. Car, parler est aussi affaire de pouvoir et surtout le pouvoir de parler. Un pouvoir sans parole n’est plus un pouvoir, lequel a besoin de la parole, écrite ou parlée pour se faire sentir sa pesanteur. Parole et pouvoir sont de très vieux compagnons, l’un n’allant pas sans l’autre car l’un a besoin de l’autre comme son double. L’homme politique, qu’il soit despote, dictateur ou grand démocrate, n’est pas seulement un être doué pour la parole, il est aussi le détenteur de la parole légitime et le pouvoir pour définir la réalité. Certes, la parole de l’homme de pouvoir est une parole pauvre, elle est aussi parole efficiente, car elle a un nom commandement et obéissance. Prenons l’institution militaire où la parole, écrite ou parlée revêt une importance particulière. Si l’on se réfère à la définition saussurienne de la langue, la parole, écrite ou parlée, dans les casernes est un support de communication des idées et des pensées entre les soldats et leurs supérieurs hiérarchiques. Ce qui est faux, car une caserne n’est pas une enceinte de débats et de discussions entre soldats de base et ceux qui les commandent et la parole, orale ou parlée, n’est pas un outil de communication et d’échanges de pensées, mais un support de transmission d’ordres émanant du commandement à l’intention des exécutants de base, les soldats. Il y a tout lieu de penser que l’idée de codification des langues a été inspirée par l’institution militaire qui tenait à ce que les ordres soient bien compris et exécutés d’une façon machinale par les soldats de base et ce n’est pas un pur hasard si la codification des langues en Europe coïncide avec la formation des Académies militaires et les armées permanentes.
Prenons un autre exemple, celui de l’école. Les enfants qui entrent à l’école maternelle et primaire n’ont rien à communiquer à ceux qui sont chargés de les éduquer, car leur cerveau est une feuille blanche sur laquelle les éducateurs imprimeront la culture et les valeurs d’une classe dominante grâce à un long et patient travail d’apprentissage et d’endoctrinement. On ne peut pas dire que la parole enseignée aux enfants servira à développer leur cerveau mais à atteindre des objectifs inavoués: endoctriner, laver les cerveaux, inculquer des réflexes conditionnés et enfoncer à coups de marteau des leviers psychiques d’adhésion à un système et à un mode de production en rejetant toutes les autres conceptions politiques et idéologiques.
Prenons un troisième exemple, celui des camps de concentration spécialisés dans l’exploitation de la force de travail et l’extorsion de la plus-value. D’après le schéma saussurien, la parole est un instrument de communication entre le capitaliste et le salarié, ce qui est faux, car elle sert surtout et avant tout à commander à ce dernier et à le discipliner pour produire le maximum de profit.
Pour résumer ce qui vient d’être dit, la parole, écrite ou parlée, n’est jamais, comme semble l’admettre les anthropocentristes, l’expression d’une pensée logée dans le cerveau humain mais un instrument de manipulation psychique et mentale des hommes et un support de transmission des ordres des exploiteurs aux exploités. Si la parole humaine était réellement le véhicule d’une pensée préexistante, un homo sapien qui mérite ce nom n’accepterait jamais de se faire exploiter et de se soumettre à un pouvoir et à un exploiteur, la soumission et la servilité à l’égard d’une classe et d’un pouvoir sont la négation même de la pensée et de l’acte de penser. Un être humain soumis est par définition une personne qui a cessé de penser même si son cerveau continue à fonctionner. En définitive, il n’y a jamais de parole innocente ou de parole pensée, il n’y a que parole politique, c’est-à-dire parole manipulée.
Faouzi Elmir, pour Mecanopolis